• Les chevaux du roi Connal

    Les chevaux du roi Connal

    CHMELOVA, Elena, Contes celtes, Gründ, 1992

    Il y a très longtemps vivait en Irlande un roi qui avait une femme au coeur très généreux. C’est pourquoi tout le monde l’aimait. Elle faisait bon­ne figure aussi bien aux pauvres qu’aux riches. Qu’un malheureux s’en vînt au château porteur d’une requête, elle le prenait aussitôt sous sa protec­tion.

    Cette reine mit au monde trois fils pleins de santé. Et, quand ils eurent grandi et furent devenus de beaux jeunes gens, il n’exista pas dans le royaume de famille plus heureuse.

    Mais un jour, la reine tomba malade et personne ne connaissait le remède qui pût la guérir. Quand elle sentit sa dernière heure arriver, elle fit ve­nir le roi auprès d’elle et lui fit promettre d’exécuter sa dernière volonté.

    «Dis-moi ce que tu désires, et si cela est en mon pouvoir, je satisferai ta demande.»

    «Si je meurs», supplia la reine, «et que tu te remaries après quelque temps, jure-moi d’envoyer nos fils à l’autre bout du royaume. Je ne veux pas qu’une femme étrangère les élève. Ils ne reviendront au château que lorsqu’ils seront adultes.»

    Le roi donna sa parole à la mourante que sa prière serait exaucée, et la reine rendit calmement le dernier soupir.

    Le roi garda le deuil trois années durant, malgré les instances de ses con­seillers qui lui disaient qu’un royaume sans reine est un royaume orphelin. Avant toute autre décision, il ordonna que l’on construisît pour ses trois fils un nouveau château, loin, très loin du palais royal. Puis il y envoya ses garçons en compagnie des meilleurs professeurs et des plus fidèles servi­teurs qu’il connaissait. Ensuite, il se remaria et vécut heureux avec sa nou­velle épouse. Au bout d’une année, la reine mit un fils au monde, et des ri­res et des pleurs d’enfant résonnèrent à nouveau entre les murs épais des salles du château.

    Un jour, le roi partit à la chasse et la reine alla dîner. Elle se rendit en bas du château et, tandis qu’elle revenait entre les maisonnettes, elle se cogna contre une marche d’escalier et se fit sérieusement mal.

    «C’est bien fait, tu n’aurais pas dû te gaver ainsi!» lui lança une vieille femme de sa maison.

    «Pourquoi cherches-tu à m’humilier, alors que je ne te connais pas?» lui demanda la reine outragée.

    «Parce que tu n’as jamais nourri ni aidé personne», grommela la vieille. « La première femme de notre roi était bien différente de toi en vérité. Si elle voyait un pauvre avoir froid, elle lui donnait sa propre chemise, et elle en aurait recouvert une pauvre vieille comme moi. Elle n’aurait rien pu avaler avant d’être sûre que chacun, à sa porte, avait de quoi manger. Tandis que toi, tu ne prends soin que de toi-même et de ton fils. Mais attends un peu que les trois fils aînés de notre roi aient grandi et reviennent au châ­teau imposer leur loi.»

    Ces propos effrayèrent énormément la jeune reine. Elle voulut en savoir plus sur la reine défunte et ses trois fils, mais en vain. La vieille femme gardait à présent le silence. Néanmoins, sa langue se délia lorsque la souveraine lui offrit cent moutons en échange de ses renseignements. Alors, elle lui apprit où se trouvaient les jeunes princes et la raison pour laquelle ils vivaient ainsi, loin du palais royal. La jeune reine se contenta d’écouter. Mais ce faisant, elle fut saisie d’une grande crainte au sujet de son propre fils.

    «Je donnerais bien cent vaches et cent chèvres à celui qui me dirait ce que je dois faire afin de préserver mon fils d’un destin malheureux où il se trouverait comme un oiseau dans la tourmente.»

    « Si tu me donnes bien cent vaches et cent chèvres en plus des cent moutons, que tu m’as déjà promis, je t’offrirai pour ma part un excellent conseil.»

    La reine promit tout cela volontiers et la méchante femme lui chuchota

    « Ecoute bien ce que je vais te dire. Demande au roi de laisser venir ici ses fils, au moins pour deux jours. Quand ils seront là, propose-leur une partie d’échecs. Je te donnerai des pions qui te feront gagner à coup sûr. Quand tu les auras battus tous les trois, dis-leur que tu tiens à présent à leur imposer une épreuve. Tu leur commanderas de se rendre chez le roi Conal et d’y voler trois chevaux de son écurie. Ensuite, tu leur diras qu’ils se présentent avec eux devant toi, car tu désires traverser par trois fois le royaume. Les jeunes gens partiront de par le monde et ne reviendront plus, car bien des gens audacieux ont déjà tenté l’aventure et ne sont plus jamais reparus. Alors, l’avenir de ton fils sera assuré.»

    Ce conseil plut à la reine et, quand le roi rentra de la chasse, elle ne cessa de le questionner au sujet de ses fils et de lui demander pourquoi il lui avait jusque-là caché leur existence.

    «Invite-les ici», pria-t-elle, «j’aimerais au moins les connaître. Tu verras, je les chérirai autant que mon propre enfant.»

    Le roi l’écouta et ordonna à ses trois fils de venir lui rendre visite, de s’incliner devant la reine et de faire la connaissance de leur plus jeune frère.

    Peu de temps après, trois cavaliers, les trois jeunes princes, se présentèrent à la cour paternelle et le roi fit aussitôt organiser en leur honneur un grand banquet. Tout le monde se réjouit du retour des jeunes princes. La reine elle-même fit bonne figure, comme si elle était réellement heureuse de leur présence. Après le banquet, le roi ordonna une grande chasse, puis un concours de tir. On chanta même à la cour, alors que cela n’était jamais arrivé, et les jeunes princes se distinguèrent parmi les autres jeunes braves par leur sa­voir et leur adresse. Ils n’en devinrent que plus chers au coeur de leur père qui se réjouit d’avoir enfin tous ses fils autour de lui.

    Enfin, la reine invita les jeunes princes à jouer avec elle aux échecs. Elle prit dans leur coffret les pions de la vieille femme et joua à tour de rôle avec chacun des trois jeunes gens. Avec chacun d’entre eux elle joua trois fois. Chaque fois elle gagna deux parties et n’en perdit qu’une. Le soir, alors qu’elle était en train de triompher du plus jeune des frères, l’aîné lui demanda:

    « A quelle épreuve vas-tu nous soumettre pour nous avoir ainsi battus?»

    « Je ne vous en imposerai qu’une pour tous les trois. Promettez-moi de ne plus vous présenter sous ce toit, ni de venir manger à cette table tant que vous ne m’aurez amené ici trois chevaux du roi Conal. Je veux traver­ser sur eux par trois fois le royaume.»

    «Bien, ma reine», s’inclina l’aîné des frères, «mais dis-nous au moins où nous trouverons les chevaux du roi Conal.»

    «Le monde a quatre points cardinaux», répondit la reine, «si vous allez vers chacun d’entre eux, vous ne risquez pas de les manquer.»

    «A présent, je vais moi aussi te demander un gage pour la partie que tu as perdue. Tu te rendras au sommet de la tour la plus haute du château et tu nous y attendras jusqu’à ce que nous soyons rentrés sur nos chevaux», déclara le plus âgé des frères.

    La reine blêmit comme si tout son sang s’était retiré d’elle.

    «Moi aussi, je vais te demander un gage pour la partie que tu as perdue contre moi», annonça le cadet. «Jusqu’à ce que nous soyons rentrés, tu n’auras le droit de manger que pour apaiser ta faim, et le droit de boire que pour apaiser ta soif.»

    «Délivrez-moi de ces obligations, et je vous délivrerai de la mienne», supplia la reine.

    «Si un jeune homme ne remplit pas son devoir, il ne fera jamais rien de bon», déclara le plus jeune. «Nous irons donc à la recherche des chevaux du roi Conal. »

    Au matin, les trois frères prirent congé de leur père et se mirent en route pour trouver le château du roi Conal. Ils voyagèrent longtemps dans toutes les parties du monde; mais personne ne put les renseigner sur ce fameux château. Puis un jour, dans un endroit perdu, ils rencontrèrent un homme qui portait un bonnet noir sur la tête.

    «Qui êtes-vous, jeunes gens?» leur demanda-t-il quand ils le saluèrent, qu’est-ce qui vous amène dans cet endroit plus fréquenté par les animaux que par les hommes?»

    «Nous sommes les fils du roi d’Irlande», répondit l’aîné, et nous cherchons le château du roi Conal. Notre belle-mère nous y envoie, afin que nous lui ramenions trois chevaux.»

    «Beaucoup de jeunes audacieux ont déjà tenté l’aventure, mais aucun n’en est revenu vivant. Mais peut-être aurez-vous plus de chance. Venez chez moi passer la nuit et demain matin, je vous conduirai là où vous vou­drez aller. Il ne sera pas dit que vous aurez fait tous ces efforts pour rien.»

    Les trois frères le remercièrent chaleureusement et le suivirent pour passer la nuit sous son toit. Au matin, le maître de maison les réveilla, mit son bonnet noir sur sa tête et conduisit les garçons vers le lieu de leur quête. Le soir, ils finirent par atteindre le château du roi Conal.

    «Reposez-vous à présent, je vous éveillerai vers minuit», dit l’homme au bonnet noir aux garçons.

    A minuit, ils se glissèrent donc silencieusement dans l’écurie. Comme le garde dormait profondément, il leur fut aisé de parvenir jusqu’aux che­vaux. Ils les saisirent par la bride et voulurent les entraîner au-dehors. Mais, quand les animaux sentirent une main étrangère les guider, ils se mi­rent à hennir, à piaffer, à se cabrer et réveillèrent tout le château. Le garde bondit, s’empara des quatre intrus et les conduisit directement devant le roi Conal.

    Le souverain était installé sur un haut trône d’or. Il était dans toute sa majesté et, tout autour de lui, se dressaient des soldats en armes. Dans la cheminée, flambait un feu et, au-dessus du foyer, était suspendu un chaudron.

    «Hé! Gardes!» cria le roi Conal, tandis qu’on lui amenait les quatre vo­leurs, «remettez du bois dans le feu jusqu’à ce que l’huile soit bouillante. Quant à vous, dites-moi qui vous êtes. Si je ne savais pas que le brigand noir était mort, j’aurais pu penser qu’il s’agissait de toi», ajouta-t-il à l’intention de l’homme au bonnet noir.

    «Je suis en effet le brigand noir. Comme tu peux le constater, je suis encore bien vivant et même en excellente santé.»

    «Hum», grommela le roi, «tu ne resteras pas longtemps en ce monde. Et vous, qui êtes-vous?» demanda-t-il aux trois jeunes gens.

    «Nous sommes les fils du roi d’Irlande», répondit l’aîné.

    «Alors, les fils du roi d’Irlande ne seraient que de vulgaires voleurs de chevaux?» s’étonna le souverain. «Bon, commençons par le plus jeune.»

    Il se retourna vers le brigand noir : «Tu as vu beaucoup de gens au seuil de la mort, mais tu n’as sans doute jamais vu quelqu’un au bord d’une mort aussi certaine et inéluctable.»

    «Si, roi Conal, j’en ai vu. J’ai moi-même risqué une fin aussi imminente que celle qui menace ce jeune prince, et pourtant je suis là.»

    «Bien, raconte-moi comment cela s’est passé. Si tu dis la vérité, j’épargnerai ce garçon.»

    Le brigand noir s’assit sur un banc près de l’âtre. Il se mit à contempler les flammes et raconta son aventure au roi Conal.



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