• Celle qui lavait la nuit

  • Extrait de La Légende de la Mort d’Anatole Le Braz

    Fanta Lezoualc’h, de Saint-Trémeur, pour gagner quelques sous, se louait à la journée dans les fermes des environs. Aussi ne pouvait-elle vaquer à son propre ménage que le soir. Or, un soir, elle se dit en rentrant :
    “C’est aujourd’hui samedi, demain dimanche. Il faut que j’aille laver la chemise de mon homme et celles de mes deux enfants. elles auront le temps de sécher, d’ici à l’heure de la grand-messe, car la nuit promet d’être belle.”
    Il faisait, en effet, un magnifique clair de lune.
    Fanta prit donc le paquet de linge et s’en alla laver à la rivière. Et la voilà de savonner, et de frotter, et de taper, à tour de bras. Le bruit de son battoir retentissait au loin, dans le silence de la nuit, multiplié par tous les échos :
    Plic ! Plac ! Ploc !
    Elle était toute à sa besogne. Quel que fût l’ouvrage, elle y allait ainsi hardiment, des deux mains. C’est sans doute pourquoi elle n’entendit pas arriver une autre lavandière.
    Celle-ci était une femme mince, svelte comme une biche, et qui portait sur la tête un énorme faix de linge aussi allégrement que si s’eût été un ballot de plume.
    -Fanta Lezoualc’h, dit-elle, tu as le jour pour toi ; tu ne devrais pas me prendre ma place, la nuit.
    Fanta qui se croyait seule sursauta de frayeur, et ne sut d’abord que répondre. Elle finit enfin par balbutier :
    - Je ne tiens pas à cette place plus qu’à une autre. Je vais vous la céder, si cela peut vous faire plaisir.
    - Non, repartit la nouvelle venue, c’est par badinage que j’ai parlé de la sorte. je ne te veux aucun mal, bien au contraire. La preuve en est que je suis toute disposée à t’aider si tu y consens.
    Fanta Lezoualc’h, que ces paroles avaient rassurée, répondit à la Maouès-noz, à la femme de nuit :
    -Ma foi, ce n’est pas de refus. Seulement je ne voudrais pas abuser de vous, car votre paquet semble plus gros que le mien.
    - Oh ! moi, rien ne me presse.
    Et la femme de nuit de jeter là son fait de linge, et toutes deux de frotter, de savonner et de taper avec entrain.
    Tout en besognant, elles causèrent.
    - Vous avez dure vie, Fanta Lezoualc’h ?
    - Vous pouvez le dire. En ce moment, surtout. Depuis l’Angelus du matin jusqu’à la nuit close, aux champs. Et cela doit durer jusqu’à la fin de l’août. Tenez, il n’est pas loin de dix heures et je n’ai pas encore soupé.
    - Oh ! bien Fanta Lezoualc’h, dit l’étrangère, retournez donc chez vous et mangez en paix. Vous n’en serez pas à la troisième bouchée que je vous aurez apporté votre linge, blanchi comme il faut.
    - Vous êtes vraiment une bonne âme, répondit Fanta. Et elle courut d’une traite jusqu’à la maison.

    - Déjà ! s’écria son mari en la voyant entrer, tu vas vite vraiment !
    - Oui, grâce à une aimable rencontre que j’ai faite.
    Et elle se mit à raconter son aventure.
    Son homme l’écoutait, allongé dans son lit où il achevait de fumer sa pipe. Dés les premières paroles de Fanta, son visage devint tout soucieux.
    - Ho ! Ho! dit-il, quand elle eut fini, c’est là ce que tu appelles une aimable rencontre. Dieu te préserve d’en faire souvent de semblables ! Tu n’as donc pas réfléchi qui était cette femme ?
    - Tout d’abord j’ai eu un peu peur , mais je me suis vite rassurée.
    - Malheureuse ! tu as accepté l’aide d’une Maouès-noz !
    - Jésus, mon Dieu !… J’en avais eu l’idée… Que faire, maintenant ? Car elle va venir me rapporter le linge.
    - Achevez de souper, répondit l’homme, puis rangez soigneusement tous les ustensiles qui sont sur l’âtre. Suspendez surtout le trépied à sa place. Vous balaierez ensuite la maison, de façon à ce que l’aire en soit nette ; vous mettrez le balai dans un coin, la tête en bas. Cela fait, lavez-vous les pieds, jetez l’eau sur les marches du seuil et couchez-vous. Mais soyez preste. Fanta Lezoualc’h obéit en hâte. Elle suivit de point en point les recommandations de son mari. Le trépied fut assujetti à son clou, le sol de la maison nettoyé jusque sous les meubles, le balai renversé, le manche en l’air, l’eau qui avait servi à laver les pieds de Fanta répandue sur les marches du seuil.
    - Voilà ! dit Fanta, en sautant sur le “blanck-tossel”, et en se fourrant au lit, sans même prendre le temps de se déshabiller tout à fait.
    Juste à ce moment, la femme de nuit cognait à la porte.
    - Fanta Lezoualc’h, ouvrez ! C’est moi qui vous rapporte votre linge.
    Fanta et son mari se tinrent bien cois.
    Une seconde, une troisième fois, la femme de nuit répéta sa demande d’ouverture.
    Même silence à l’intérieur du logis.
    Alors on entendit au dehors s’élever un grand vent.
    C’était la colère de la Maouès-noz.
    - Puisque chrétien ne m’ouvre, hurla une voix furieuse, trépied, viens m’ouvrir !
    - Je ne puis, je suis suspendu à mon clou, répondit le trépied.
    - Viens alors, toi, balai !
    - Je ne puis, on m’a mis la tête en bas.
    - Viens alors, toi, eau des pieds !
    - Hélas ! regarde-moi, je ne suis plus que quelques éclaboussures sur les marches du seuil.
    Le grand vent tomba aussitôt. Fanta Lezoualc’h entendit la voix furieuse qui s’éloignait en grommelant :
    - La “mauvaise pièce” ! Elle peut se féliciter d’avoir trouvé plus savant qu’elle pour lui faire leçon.

     

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